mercredi 30 janvier 2008

Les voyages en autocar







Je pars quelques jours.
Alors je te laisse avec cette longue histoire d'autocar (un bien joli mot pour un titre, AU-TO-CAR, tiens), que tu me prieras de bouffer jusqu'au bout. Allez, montes dans ce putain de bus.



A en juger par la petite carte colorée/plastifiée du Lonely Planet, et selon mes croquis et plans de route (forcément irréalistes) tracés à coups de flèches maladroites au bic rouge, le trajet allait être plutôt long.

A cette époque, rô la la, comment j'étais content de me faire 25 heures de tape-culs, comment j'étais content de prendre le premier venu pour la première ville venue, genre Lazaro Cardenas, genre Villazon, comment j'étais cap d'apprécier tout ça.

D'apprécier pleinement ces heures de trajet qui s’étirent et se déroulent sans fin, dans ces bus latinos pourris qui font partie de notre imaginaire depuis si longtemps (café El gringo, Nescafé, tout ça).
Au grès des rencontres, des imprévus, des paysages qui sont autant de questions intimes, ouvertes, de pistes à explorer; c’est la vie même qui passe et que l’on étreint avec gourmandise, sans forcément se le dire ou sans même le savoir tout à fait, dans ce gros FORD bi-motor d'un autre temps.

Il s’en passe des choses, à "l'intérieur" et "en dehors" de la vitre, évidemment.

Malgré le vacarme, ces drôles d’autocars qui sillonnent les pistes de terre ocre comme l’asphalte usée de la Panamericana, en long en large et en travers du continent américain, sont parfois, si l'on y met un peu du sien, de véritables salons de méditation (montés sur roues et puants, certes, mais des salons).

Quant aux routes, si on y songe, elles vous laissent à jamais cette impression que vous glissez, dans ce que l’on pourrait appeler, pour votre toute-toute première fois, l’expérience concrète et non fantasmée de l’Espace. Mieux, l’Infini, là, partout, et ce sentiment que l’on croit palper enfin.

Les grands espaces inhabités. La nature vierge, pure, minérale. La vie même, les étages écologiques, les troupeaux de ganado ou de vigognes, les saman et autres forêts de bois précieux, la vie même, traversée par ses millions de petites artères de macadam, de sables colorées et de terre battue. Pas un véhicule dans le sens contraire, pendant de longs moments.

Se déshabituer de notre géographie européenne si belle, si riche, si différente, si dense et quadrillée, les formidables dynamiques de peuplement de la vieille Europe, occupée, transformée par l’homme jusqu’au moindre recoin (sauf chez F. de Clermont, bien sûr) pour le pire et le meilleur.

Faire une concession bien temporaire à ces connards de hippies, et sentir cet élan, ce sentiment étrange de se reconnecter avec la puissance tellurique, primitive de la terre. Et savourer ce délicieux cliché, sans se soucier de savoir s’il est réel ou imaginé.

On découvre plein de choses essentielles en prenant la route. On met en mouvement tellement de choses, en voyageant.

A cette époque, j’aimais les bus, tous les bus, les petits tortillards ou les school bus bariolés comme on en prend en Equateur ou au Guatémala, comme les grands DE LUJO à deux étages, avec couchettes, comme on en prend au Mexique ou au Chili.

Je me suis certainement embourgeoisé, depuis, que voulez-vous… « Jodida » civilisation du véhicule particulier.




Rencontres avec le pays réel, enfin du moins des bouts du pays réel, en mouvement. Dans les gares routières. Dans les stations services. Dans les bus même. Le trajet compte autant que la destination, le chemin autant que le but.

Evidemment, ce sont les classes laborieuses qui prennent le plus souvent les bus. Mais pas seulement.

Les rencontres avec ces passagers « de 1ère classe » suffisamment riches pour le bus-couchette mais pas assez pour l’avion de ligne étaient elles aussi toujours fort intéressantes. Malgré l’obscurité, quasi-totale. Malgré le son nasillard, toujours trop fort, de « Shaolin Soccer contre les vampires », de « Légionnaire » avec Vandamme ou du dernier Steven Seagal (enfin « dernier », dernier de la grosse pile du moins, coincée contre la fenêtre du co-pilote somnolant), malgré tout ce bordel, on n’est pas à l’abri d’une rencontre farfelue, passionnante, toujours poétique.

Je n’avais pas sommeil. Le trajet allait être long.

Mon walkman passait Lhasa en boucle, cette Québécoise-mexicaine aux musiciens français (que je t’ordonne de ne pas interrompre quand elle s'élance). La Triple Entente parfaite.

Après avoir refait à la tronçonneuse le monde (politique) du continent avec une sorte de patron-syndicaliste à moustache, un trotsko-entrepreneur au magnifique chapeau de paille et aux gourmettes scintillantes, à mes côtés, et deux étudiants type Ingénieurs-Formatés-World-Company-mais-sympas en face (car il y avait des petites tables au milieu de ce bus, comme dans le TGV Atlantique qui me ramène chez ma mère, parfois) ; après m’être assoupi, heureux comme un Pape sans Clergé, tout ce petit monde descendit à la gare routière poussiéreuse de Tacnazoplan.

C’est précisément à Tacnazoplan que la famille modèle latino-américaine monta. Rôôô, le parfait petit casting de telenovela que voila…
Un jeune post-pubère, paisible ourson, enrobé de son ceinturon de graisse bonne enfant. Un MP3 criard qui fait déjà insulte à mon walkman à cassettes Panasonic bleu ciel. Une jeune fille, à tomber par terre. Une vieille dame. Et le Monsieur avec son p’tit chapeau et sa chemise blanche, impeccable. Vêtements de marque. Parfums odorants et voix assurées qui se superposent.
Immanquablement, Madame ouvre le feu.
Je joue le jeu. Passé les rituels d’usage, la discussion prend son rythme de croisière.
Plaisant.

A vrai dire, je me souviens surtout d’une sensation particulière : je répondais volontiers aux curiosités de Mr, causait même avec l’ado High tec, tâchais de m’intéresser à Madame. Pas de souci.

Mais dès que j’essayais de parler à la jeune fille, belle comme les blés, la vieille dame me coupait la parole, caquetait, me bombardait de questions et ne la laissait jamais répondre.

Le temps passant, la soumission de la demoiselle me parut être plus que de l’obéissance filiale…

Très vite, je sentis à vrai dire que ce n’était pas la fifille à sa maman: c’était une domestique, qui gardait anxieusement le silence.
La « muchacha », ou « empleada » de la famille.

Elle avait les yeux verts, en amande, et je crois qu’en dépit de sa vanité, qui sied parfaitement bien à ces gens là, la vieille femme ne pouvait ignorer à quel point la jeune fille était séduisante. Il y avait quelque chose de baroque, d’impénétrable dans leur association.
Cette vanité, cette morgue carnassière derrière le dentier d’un blanc éclatant, cette assurance bruyante à la limite de la discourtoisie, était tout à fait écrasante. Aplastante comme on dit en espagnol (quel mot remarquable à mettre en bouche…aplastante…).

Ce fut ma première rencontre avec ce que la gauche latinoaméricaine appelle, non sans raison, « la femme d’oligarque ». L’insoutenable légèreté parasitaire des bourgeoises d’Amérique latine, il y a de quoi en écrire des lignes et des lignes. Mais c’est tellement plus intéressant de les laisser jacasser façon telenovela, et écouter ces voix, là, de l’autre Amérique, des autres Amériques…et Lhasa de chanter, chanter. Et ce regard, vert, infini, comme un écho…Un bel écho. Une belle érection. Et ce fut tout.

Je gardai quelque part en moi ce regard vert, perçant, lumineux et néanmoins encore soumis de la domestique qui avait malgré tout appris, avec le temps, à abriter et alimenter, en secret, en elle, quelque désir enfoui mais bien vivace, réel: ce désir de liberté et cette attente sans fin du jour venu ou elle s’émancipera. Seule, d’elle-même.

Ou avec cet inconnu, un de ces gentils gars croisés au fil de la vie sociale de ses employeurs, ce chico del pueblo qui l’arrachera à cette vie, qui la prendra et l’emmènera. Elle savait que ce ne serait pas pour cette fois, pas avec ce gringo, ni aucun gringo sans doute. Mais derrière son silence, derrière ses pudeurs prudentes, elle abritait ce feu qui couve, ce feu qui est le plus fort : le feu de vivre, libre, libre du paternalisme oisif, libre des humiliations « bienveillantes » de l’oligarchie latino américaine.

Sur ces entre faits, je débandai rapidement, en reprenant sur l’écran télé de l'autocar les fabuleuses aventures des Tortues Ninja contre les Mutants Constructors.


1 commentaire:

Anonyme a dit…

Après de longues et éprouvantes considérations sur la chaos colombien, qui auront toutefois permis aux belles âmes occidentales de saisir la nuance entre "terroristes" et "révolutionnaires", Patxi relègue son ire, recouvre son ironie, bref revient au récit, et ça lui va bien...