Peinture murale du Palais présidentiel, MexiqueBon, c'est le tournant de la rigueur, 2ème phase.
Le premier fut nécessaire, tu en conviendras, toi, lecteur global.
Il faut se ressaisir. Et te recadrer, de temps en temps.
Ici on est pas chez mémé pour une aimable tea party. Ici, c'est pâté, Villageoise, chicha et réflexions de haute volée, pardi. Hors de question de se laisser aller à la démagogie éhontée du bloggeur lambda.
Trop de photos et d'explicit lyrics ces derniers temps sur ce site. Trop de mainstream. Trop de visites légères. Pas envie de me taper un lectorat qui cherche uniquement du nichon latino ici. Ou que sais-je encore. Bon. Voila. Tous privés de nichon. Aujourd'hui, une lecture essentielle, donc trop longue. Ce sera parfait. Ca vaut la peine, vaurien. Je veux une note de synthèse dans deux heures.
Les 5 soleils du Mexique par Carlos Fuentes. Le romancier mexicain trace ici la singulière destinée du peuple latino-américain. Il dit combien le désastre de la colonisation fut aussi le début d'un nouveau monde fertile. Il dit comment l'Amérique latine contient tous les mondes, et nous permet de mieux comprendre les dynamiques de notre époque. Il te donnera à comprendre, aussi, pourquoi Patxi est en transhumance ici, au fil de ces années. Ce texte a été prononcé par l'écrivain en français, à Paris, le 5 octobre, à l'occasion de la conférence inaugurale de la chaire d'études mexicaines Alfonso-Reyes.
Mec, comment te dire, c'est énorme ça tu vois. Poderoso. Deux heures. Je veux rien entendre. Les Cinq Soleils du Mexique, par Carlos FUENTES
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MUSICA
Au commencement, il n'y avait rien. Alors, pendant la nuit, les dieux se réunirent à Teotihuacán et créèrent l'humanité. Que la lumière soit, déclare la bible des Mayas, le Popol Vuh, qu'elle éclaire le Ciel et la Terre. Les dieux ne connaîtront la gloire que lorsque l'homme aura été créé.
Le visage du Mexique est celui de la création inachevée. Parce que la naissance du pays coïncide avec la création du monde, de l'homme et de la parole.
Le monde fut créé par deux dieux, racontent les mémoires vives du Yucatán : l'un nommé Cœur du Ciel, l'autre Cœur de la Terre. En se rencontrant, la Terre et le Ciel fertilisèrent toutes choses en les nommant. Ils nommèrent la Terre et la Terre fut. A mesure qu'elle était nommée, la création se diversifia et se multiplia. Nommées, les montagnes surgirent du fond des mers. Nommés, se formèrent magiquement les vallées, les nuages et les arbres. Et les dieux ont connu l'allégresse quand ils ont séparé les eaux et donné naissance aux animaux.
Mais rien de tout cela n'était doté de ce par quoi il avait été créé, c'est-à-dire la parole. Brume, tigre, pin, eau : muets.
Alors les dieux décidèrent de donner le jour aux seuls êtres capables de parler et de nommer toutes les choses créées par le verbe des dieux. Ainsi naquirent les hommes, afin que soit préservée jour après jour la création divine au moyen de ce qui fut à l'origine de la Terre, du Ciel et de tout ce qui s'y trouve : la parole. L'être humain et la parole sont ainsi devenus la gloire des dieux.
Il n'est nul mythe de la création qui ne contienne l'annonce de sa destruction. Parce que la création se déroule dans le temps, elle paie son existence en usure de temps. Et le temps, disait Platon, est l'éternité en mouvement. Les anciens Mexicains inscrivirent le temps de l'homme et de sa parole dans un succession de Soleils : cinq Soleils.
Le premier fut le Soleil d'Eau, qui périt noyé.
Le deuxième se nommait Soleil de Tigre et fut dévoré par une longue nuit obscure.
Le troisième, nommé Soleil de Feu, fut détruit par une pluie de flammes.
Le quatrième fut le Soleil de Vent; un ouragan l'emporta.
Le cinquième, croyaient les derniers Mexicains avant l'arrivée des Européens, est le nôtre. C'est sous son règne que nous vivons, mais lui aussi disparaîtra un jour, englouti, comme le furent les autres par l'eau, le tigre, le feu, le vent; lui le sera par un élément tout aussi redoutable : le mouvement. Le Cinquième Soleil, le dernier, porte avec lui ce terrible avertissement : le mouvement nous tuera.
Comment ne pas voir dans ces prophéties liées au mythe mexicain de la création un miroir de notre temps? Miroir où se reflète la persistante discordance entre les promesses de la vie et la certitude de la mort, entre la conscience éclairée, humaniste, scientifique, éthique, verbalisable et l'inconscience des pouvoirs, aveugles, qui mènent à la destruction, au silence, à la mort.
Les hommes qui possèdent le pouvoir - princes, prêtres, guerriers, scribes - l'exercent afin d'assurer au peuple que le temps durera, que le chaos naturel - feu, tigre, eau, vent - ne nous anéantira pas une nouvelle fois...
Regardons-nous dans ce miroir de l'antiquité mexicaine. Soyons attentifs, hier comme aujourd'hui, à l'instant où le verre se voile et cesse de refléter la vie; au moment où le miroir se rompt et annonce les années de malheur; malheur qui finit par s'abattre sur le monde indigène du Mexique.
Le dieu le plus célébré des anciennes cosmogonies mexicaines était Quetzalcoatl, le Serpent à plumes, dieu créateur de l'agriculture, de l'éducation, de la poésie, des arts et des métiers. Jaloux, les démons mineurs, menés par le dieu de la nuit, Tezcatlipoca, dont le nom signifie "miroir de fumée", se rendirent au palais de Quetzalcoatl pour lui offrir un cadeau enveloppé dans du coton. "Qu'est-ce que c'est?" se demanda le dieu bienfaiteur. C'était un miroir. Lorsque Quetzalcoatl défit le paquet, il vit pour la première fois son visage. Etant un dieu, il croyait qu'il n'avait pas de visage. Puisqu'il était éternel. En découvrant ses traits humains dans le reflet du verre, il fut saisi de crainte à l'idée d'être doté d'un destin également humain, c'est-à-dire historique, c'est-à-dire transitoire.
Cette nuit-là, il s'enivra et commit l'inceste avec sa sœur. Le lendemain, il quitta le Mexique sur un radeau de serpents et partit vers le Levant, promettant de revenir un jour pour voir si les hommes et les femmes s'étaient bien acquittés de leur tâche, à savoir préserver la Terre. Il promit de revenir à une date précise durant le Cinquième Soleil: l'année Ce Acatl, qui signifie "un roseau" et qui, dans les calendriers européens, correspond à l'an 1519 de l'ère chrétienne.
Et c'est précisément à cette date - le jour de Pâques de l'an 1519 - que le capitaine espagnol Hernán Cortés, à la tête de 508 hommes, 16 chevaux et 11 navires, débarqua sur la côte de Veracruz et se lança à la conquête du plus grand royaume indigène d'Amérique du Nord : l'empire aztèque gouverné par Moctezuma depuis la ville la plus peuplée - alors comme aujourd'hui - de l'hémisphère occidental, Mexico-Tenochtitlán.
Fondée par un peuple d'immigrants sur un lac où ils trouvèrent un aigle en train de dévorer un serpent, la cité des Aztèques s'appropria la promesse culturelle de Quetzalcoatl - la vie comme paix et création - mais en la liant à la promesse de Huitzilopochtli, le dieu de la guerre : une promesse d'expansion territoriale, de soumission des peuples les plus faibles, accompagnée d'exactions, de prélèvements de tributs et de la terreur des sacrifices humains.
Si naître peut constituer une blessure, car il faut pour ce faire quitter le ventre maternel, celle-ci est bientôt cicatrisée par le fait même de se trouver vivant, dans le monde. Mourir comme est mort l'univers des Aztèques est une blessure qui cicatrise difficilement, mais qui nous a obligés, nous les Mexicains, à construire quelque chose de nouveau, de différent et en même temps fidèle à nous-mêmes, avec le sang jailli de la terrible plaie infligée par les Espagnols au corps de la nation mexicaine.
Moctezuma, le Grand Tlatoani du Mexique, c'est-à-dire le Seigneur à la Grande Voix, Maître absolu de la Parole, est dépouillé de ses attributs par un Européen de la Renaissance, un Machiavel avant la lettre, Hernán Cortés, et une femme qui donne la langue indigène aux conquérants et la langue espagnole aux conquis: Marina, la Malinche, princesse esclave, traductrice, maîtresse de Cortés et mère symbolique du premier mestizo mexicain, du premier enfant de sang indien et européen mêlé.
Moctezuma hésite entre se soumettre à la fatalité des événements - le retour de Quetzalcoatl, au jour prévu par les prophéties - et combattre ces hommes blancs et barbus, montés sur des monstres à quatre pattes, armés de feu et de tonnerre. Cette hésitation lui coûte la vie: il n'est plus maître ni du temps ni de la parole. Son propre peuple le lapide. Cuauhtémoc, le dernier empereur, lutte pour la survie de la nation aztèque comme centre d'identification et d'adhésion des autres peuples du Mexique. Il est trop tard.
Cortés, en politicien machiavélique, a découvert la faiblesse secrète de l'empire aztèque : les peuples soumis à Moctezuma le haïssent. Ils s'unissent donc aux Espagnols pour combattre le despote centralisateur. Ils perdent la tyrannie aztèque, mais ils gagnent la tyrannie espagnole.
Ils gagnent cependant quelque chose de plus. Le sang de la conquête fait jaillir un pays nouveau, à la fois indien et européen; pas seulement espagnol, mais, à travers l'Espagne, méditerranéen, grec et romain, arabe et juif.
La prophétie s'est réalisée : le Cinquième Soleil a été détruit par le mouvement, le mythe par l'épopée, l'isolement par le transfert de cultures. Le premier Mexique, isolé dans ses montagnes, coupé de l'océan, fidèle aux mythes de ses ancêtres, va s'ouvrir au mouvement épique de l'univers en expansion, monde de découvertes et de migrations, de mercantilisme et de colonisation : le monde de la Renaissance. Soudain, les traditions qui constituent le Mexique se multiplient et se diversifient. Nous cessons d'être un centre d'exclusions pour devenir un centre d'inclusions. Le Cinquième Soleil s'est éteint dans le feu et la poudre à canon. La nation aztèque s'est effondrée.
Aussitôt, un nouveau soleil naissant, inachevé, se lève à l'horizon par où Quetzalcoatl est revenu. Les vieux pôles d'adhésion et d'identification disparaissent, de nouvelles alliances et de nouvelles identités s'établissent; une nouvelle ère a commencé pour le Mexique. Non plus seulement l'ère de la Conquête, mais celle de la Contre-Conquête. Car, pour chaque pique espagnole plantée dans le sol du Mexique, il y a une pique mexicaine plantée dans le sol de l'Espagne. Des Caraïbes à la Méditerranée, une double circulation s'établit.
Conquête et Contre-Conquête : les anciens dieux sont exilés, leurs temples anéantis, leurs sacrifices interdits. Le christianisme, lui, s'impose doublement, avec une force génétique, paternelle et maternelle. Par voie du Père, car la figure du Christ crucifié étonne et subjugue les Indiens : le nouveau Dieu ne demande pas que nous nous sacrifiions pour lui, c'est lui qui se sacrifie pour nous. Nous ne sommes pas les fils du conquérant, mais du rédempteur.
Par voie de la Mère, car le sentiment d'abandon qui suit la conquête est vite compensé par une opération politique et raciale étonnante : la Vierge Marie, la Mère de Dieu, apparaît au plus humble des paysans indigènes et lui offre des roses en plein hiver. C'est une vierge à la peau sombre, elle porte un nom arabe, elle devient la mère pleine de pureté du nouveau Mexicain : Santa María de Guadalupe. Nous cessons d'être les fils de la Malinche: notre mêre purifiée s'appelle Guadalupe.
L'art du baroque, qui dans l'Europe de la Réforme et de la Contre-Réforme sert de refuge aux sensualités prohibées, sauve le Mexique d'un abîme encore plus profond. Le baroque mexicain comble le vide entre la promesse utopique du Nouveau Monde imaginé par l'Europe - la politique de Thomas More - et la terrible réalité de la colonisation imposée par l'Europe - la politique de Machiavel. Entre More et Machiavel, Erasme de Rotterdam ouvre le champ de l'humanisme, la sereine folie où tout est relatif, tant la foi que la raison. Il n'est pas d'influence intellectuelle plus grande dans le monde hispanique que celle du sage de Rotterdam. Nous sommes donc, comme partie de l'Extrême Occident, les descendants de Thomas More, Niccolo Machiavelli et Desiderius Erasmus.
Le Baroque, nom d'une perle, c'est-à-dire d'une exagération, ouvre un espace dans lequel le peuple conquis peut représenter son ancienne foi en la masquant sous les formes et les couleurs, les unes et les autres fort abondantes, d'un autel couronné d'anges bruns et de diables blancs.
Le Baroque s'empresse de remplir les vides de notre histoire collective et individuelle après la Conquête avec tout ce qui lui tombe sous la main, argent et poussière, or et excrément. C'est l'art du Sixième Soleil, soleil sexuel du métissage, plexus solaire de l'émotion. Une nouvelle généalogie américaine s'est développée sons les auspices du baroque. Grâce à elle, les silencieux ont retrouvé la voix, les anonymes ont trouvé un nom : Indiens, métis et Noirs.
Toutes ces données font de nous, Hispano-Américains, les témoins de la terrifiante simultanéité de notre mort et de notre naissance. Nous avons tous devant les yeux de notre présent le spectacle de l'acte qui nous a engendrés. Eternels témoins de notre propre création, nous les descendants des Espagnols et des indigènes d'Amérique, nous savons que la Conquête fut un événement cruel, sanglant, criminel. Un événement catastrophique. Mais pas un événement stérile.
Nous sommes nés métis, d'emblée. Nous parlons l'espagnol, en majorité. Et que nous soyons croyants ou non, nous avons grandi dans la culture catholique, mais un catholicisme syncrétique, incompréhensible sans ses masques indiens, puis noirs. Nous sommes le visage d'un Occident mâtiné, comme l'a dit le poète mexicain Ramón López Velarde, de maure et d'aztèque - et, ajouterai-je pour ma part, de juif et d'africain, de romain et de grec.
Le fait est que nous ne sommes pas restés dans le désastre qui nous a fait naître. Dès le premier moment, nous nous sommes posé les questions de l'identité: "Qui sommes-nous? Quel est le nom de ce fleuve? Comment s'appelait, avant, cette montagne? Qui ont été nos pères et nos mères? Reconnaissons-nous nos frères? De quoi avons-nous mémoire? Que désirons-nous?"
Puis nous nous sommes posé les questions de la justice: "A qui appartiennent légitimement ces terres et leurs fruits? Pourquoi si peu ont-ils tant? Pourquoi tant ont-ils si peu?" De nous être formulé ces questions depuis le XVIe siècle fait de nous, les Mexicains - peut-être -, les plus anciens citoyens du XXIe siècle. Les questions de la fondation du Mexique métis sont les questions de la société migrante et contradictoire de notre époque, coincée entre l'identité traditionnelle et l'altérité modeme, le village local et le village global, l'interdépendance économique et l'indépendance politique. Le Mexique vit dans cette problématique si actuelle depuis cinq cents ans.
La révolution mexicaine fut une tentative - la plus importante de notre histoire - pour reconnaître la totalité culturelle du Mexique, convaincu qu'aucune de ses parties n'était sacrifiable. Les grandes chevauchées des hommes de Pancho Villa dans le Nord et des guérilleros d'Emiliano Zapata dans le Sud sont une revanche contre la mort du Cinquième Soleil qui tua dans son mouvement l'univers indigène. Le mouvement révolutionnaire de 1910 a fondé un nouveau soleil, le Soleil de la reconnaissance mutuelle, de l'acceptation de tout ce que nous avons été, de la valeur accordée à chacun des apports qui font du Mexique une nation multiculturelle dans un monde lui aussi de plus en plus varié et pluraliste.
Le temps révolutionnaire naît d'une nouvelle blessure : un million de morts en dix années de combats acharnés; une destruction de richesse incalculable... Bon nombre de ces blessures cicatrisent grâce à la réussite majeure de la révolution : le processus d'autoreconnaissance nationale, la découverte d'une continuité culturelle qui a survécu à tous les avatars de l'histoire, mais qui ne se reflète pas encore suffisamment dans l'histoire politique et économique du pays.
C'est dans la culture que la révolution s'incarne : pensée, peinture, littérature, musique, cinéma... Une révolution qui fait taire les voix de la création et de la critique est une révolution morte. La révolution mexicaine, avec tous ses défauts, n'a pas réduit ses artistes au silence : le Mexique a compris que la critique est un acte d'amour, le silence une condamnation à mort.
Nous sommes ce que nous sommes grâce à cette découverte de soi qui s'est produite pendant les années de la révolution. Grâce à la philosophie de José Vasconcelos, a la prose d'Alfonso Reyes, aux romans de Mariano Azuela, à la poésie d'Octavio Paz, à la musique de Carlos Chávez, à la peinture d'Orozco, Siqueiros, Tamayo, Diego Rivera et Frida Kahlo... Nous ne pourrons plus jamais cacher nos visages indigènes, métis, européens: tous sont les nôtres.
Le miroir de Quetzalcoatl s'est empli de visages : les nôtres. Mais le temps de la révolution établit aussi et indubitablement un accord tacite. Lequel dit, en substance : organisons le pays dévasté par l'anarchie et la guerre. Créons des institutions, créons des richesses, créons le progrès, l'éducation, la santé, et un minimum de justice sociale.
Par ailleurs, en bons scolastiques, préservons l'unité, contre la réaction interne, contre les pressions nord-américaines, afin d'atteindre les objectifs de la révolution : réalisons le bien commun thomiste au moyen de la hiérarchie augustinienne. Les fidèles - entendez : les citoyens - ne peuvent connaître la grâce divine - entendez: la démocratie - par leurs seuls moyens. Voici le pacte : stabilité et progrès, mais sans démocratie et pluralisme. Pourquoi?
Pour nous épargner les dictatures militaires, les trop longs séjours au pouvoir, tous ces facteurs du déséquilibre latino-américain. L'armée respecte les institutions, la présidence aussi : tout le pouvoir à César, mais pour six ans seulement, jamais plus; pas de réélection, comme l'a demandé Madero au début de la révolution en 1910.
Mais Madero demandait aussi le "suffrage effectif". Et ce vote plein et entier, transparent, crédible, nous ne l'avions pas eu pendant soixante-dix ans. Nous avons lutté pour l'obtenir : aujourd'hui, c'est une réalité. Que s'est-il passé? La révolution, par sa politique de santé, d'éducation et de développement national, a suscité de nouvelles classes moyennes, jeunes, laborieuses, et une nouvelle classe ouvrière industrielle. Plusieurs générations de Mexicains ont été élevées dans les idéaux de la justice, de liberté, de progrès, de démocratie. Finalement, les enfants de la révolution ont demandé les derniers fruits de la révolution : développement économique avec démocratie politique et avec justice sociale.
Ils ne sont pas les seuls. Toute l'Amérique latine réclame l'union de ces trois facteurs - démocratie, développement et justice - sans ajournements byzantins, sans sophismes intolérables : démocratie, développement et justice. Ce n'est qu'ainsi que notre grande culture ininterrompue donnera vigueur et stabilité à nos systèmes politiques.
En l'an crucial 1968, la jeunesse mexicaine a exigé démocratie et justice à un appareil officiel devenu sourd, imbu de soi et implacable dans sa réponse autoritaire. N'étions-nous pas en train de vivre le "miracle mexicain"? Que voulaient-ils ces étourdis imberbes, lecteurs des philosophes de la destruction, agissant sous l'emprise de Marcuse et de l'exotique mois de mai parisien? Le massacre du 2 octobre 1968 à Tlatelolco, place des Trois-Cultures, a marqué le commencement de la fin pour le système du Parti révolutionnaire institutionnel.
Le Mexique a commencé sa renaissance politique, son aggiornamento, au prix de trois cents, de cinq cents jeunes cadavres - un seul aurait suffi - et avec un double mouvement, il faut le reconnaître, de bas en haut et de haut en bas. Aujourd'hui, trente ans après Tlatelolco, nous avons une politique pluraliste: 53% des citoyens sont gouvernés par les partis d'opposition, aussi bien de gauche (Parti de la révolution démocratique) que de droite (Parti d'action nationale). Et, tandis que la liberté critique s'épanouit dans les moyens de communication, c'est encore l'opposition qui détient la majorité à la Chambre des députés.
En l'an 2000, nous aurons d'ailleurs un scrutin présidentiel qui, pour la première fois, pourrait ouvrir la voie à un candidat issu de ses rangs. D'autant, plus que, désormais, les institutions électorales sont crédibles et le vote respecté. C'est un long parcours, depuis l'empire de Moctezuma, l'empire colonial espagnol, la fausse république des tyrans ou la république héréditaire émanant de la Révolution. Et, pourtant, les problèmes sont là.
La révolte indienne au Chiapas, en janvier 1994, a été un avertissement : les oubliés - les dix millions de Mexicains qui appartiennent aux cultures ancestrales du pays - ont demandé à se faire entendre. Ils ont posé un problème profond : comment assurer les bienfaits essentiels du progrès - santé, éducation, logement - sans sacrifier les traditions communautaires séculaires qui, chez les Indiens, sont le ciment et le sens de leur appartenance, de leur identité?
Il faut dire que nous partageons, avec toute l'Amérique latine, d'énormes problèmes d'injustice sociale, de pauvreté et d'inégalité. Nous sommes quatre cent cinquante millions de Latino-Américains. La moitié d'entre nous - c'est-à-dire deux cents millions de personnes - vit, ou plutôt survit, avec 90 dollars ou moins par mois. La moitié de nos populations est âgéede dix-huit ans ou moins.
Selon le Parti social-démocrate suédois, un investissement de 9 milliards de dollars parviendrait à couvrir les besoins élémentaires éducatifs des pays en développement. Or la consommation de cosmétiques aux Etats-Unis est, précisément, de 9 milliards de dollars par an. Ce monde-ci est-il tolérable? Les besoins fondamentaux d'eau, de nourriture et de santé des pays pauvres pourraient se résoudre avec un investissement initial de 13 milliards de dollars. Or la consommation de glaces en Europe s'élève, précisément, à 13 milliards de dollars par an. Ce monde-ci est-il tolérable?
Les injustices et les inégalités qui persistent au Mexique et en Amérique latine s'inscrivent dans le processus de mondialisation dont le double visage est semblable à Janus. La facette positive comprend le progrès technologique époustouflant, la rapidité des communications, l'universalité de l'information, l'impossibilité d'occulter, comme dans le passé, les abus des tyrans locaux et, surtout, les enjambées gigantesques qui nous acheminent, d'une part, vers la consécration des droits de l'homme en tant que fait universel, et, d'autre part, vers le caractère absolument imprescriptible des crimes contre l'humanité.
Mais la facette négative saute, elle aussi, aux yeux : la distance qui sépare ceux qui sont à la pointe du progrès technologique de ceux qui sont à la traîne peut s'avérer infranchissable et faire des laissés-pour-compte des exclus de la course. L'information est, certes, abondante. Est-elle, pour autant, bonne et suffisante? Sommes-nous bien informés ou, au contraire, trop et mal informés?
Les capitaux circulent avec une rapidité vertigineuse. Mais la majorité d'entre eux, au moins 80%, sont des capitaux spéculatifs et seulement 20% sont productifs. Aussi un gouffre croissant s'ouvre-t-il entre le premier et le tiers monde et, à l'intérieur de chacun de ces sous-ensembles, entre ceux, minoritaires, qui possèdent beaucoup et ceux, majoritaires, qui possèdent três peu ou rien. C'est le darwinisme global.
Or tout cela surgit dans une réalité qui n'a pas encore trouvé son cadre juridique, sa légalité. Dans le nouvel ordre mondial, Etat, nation, souveraineté, non-ingérence, droit international sont des notions en crise. Les empires s'écroulent, les nations se divisent, le droit du plus fort s'impose et, bien au-dessus des vieilles structures en crise, un nouveau pouvoir sans juridiction parcourt le monde: je pense ici au narcotrafic. Celui-ci est d'ailleurs renfloué par la consommation du premier monde, qui attise la production du tiers monde, lequel est à son tour accusé d'être à la source du problème et se voit infliger une punition: la certification de certificateurs non certifiés. Alors, comment répondre au Mexique, en Amérique latine, que le cosmos qui peut devenir chaos est bien là et qu'il ne va pas s'évanouir?
Les injustices et les inégalités qui persistent au Mexique et en Amérique latine s'inscrivent dans le processus de mondialisation dont le double visage est semblable à Janus. La facette positive comprend le progrès technologique époustouflant, la rapidité des communications, l'universalité de l'information, l'impossibilité d'occulter, comme dans le passé, les abus des tyrans locaux et, surtout, les enjambées gigantesques qui nous acheminent, d'une part, vers la consécration des droits de l'homme en tant que fait universel, et, d'autre part, vers le caractère absolument imprescriptible des crimes contre l'humanité.
Je crois qu'il n'y a pas de gouvernance globale qui ne se fonde sur la gouvernance locale. Les problèmes globaux ont des solutions locales. Au Mexique, il nous faut combattre la corruption, abattre la criminalité, protéger l'environnement mais, surtout, profiter de notre immense capital humain qui est là, qui attend, qui émigre aux Etats-Unis, mais qui pourrait rester pour organiser la vie démocratique et productive. Pour mettre en place des programmes de santé, des voies de communication, des zones écologiques pour la protection des forêts. Qui pourrait inventer des mécanismes d'épargne ou encore de crédit. Créer des petites et moyennes entreprises. Apprendre ou enseigner. Car, sans l'éducation, tous les autres projets - politiques, sociaux et économiques - seront voués à s'effondrer. Tout cela requiert un cadre démocratique, porteur d'un équilibre entre l'Etat, le secteur privé et la société civile. Le Mexique et l'Amérique latine ont créé, contre l'anarchie du XIXe siècle, des Etats nationaux viables. Ils sont devenus, dans la seconde moitié du XXe, trop grands, pas forts mais grands, et même enflés.
Les politiques d'amaigrissement de l'Etat ont une limite : l'Etat, un Etat fort, est plus nécessaire que jamais au Mexique et en Amérique latine, pas en tant qu'Etat propriétaire, mais en tant qu'Etat régulateur et normatif. Les agents économiques du secteur privé n'ont pas encore, chez nous, la force nécessaire pour se passer de l'Etat. Mais l'Etat non plus ne peut se passer d'un secteur privé entreprenant, qui sache occuper les espaces que l'Etat ne doit et ne peut pas accaparer. Tout cela dans les limites qu'impose le contrat social.
Le troisième facteur est, bien sûr, la société civile, avec ses syndicats, ses coopératives agraires, ses associations féminines ou de quartier, avec son respect des préférences sexuelles et du droit des personnes âgées.
Le Mexique partage une dramatique frontière commune avec les Etats-Unis d'Amérique. Trois mille kilomètres de long, du Pacifique au golfe du Mexique. La seule frontière tangible entre une nation hautement développée et une nation en voie de développement. La frontière la plus active du monde: cent millions de personnes la franchissent dans les deux sens chaque annéc. Une frontière économique : le Mexique est le deuxième client mondial des Etats-Unis, les Etats-Unis sont le premier marché pour les exportations mexicaines.
Une frontière qui constitue un défi : cinq mille sans-papiers par jour, travailleurs mexicains réclamés par le marché nord-américain, traversent chaque jour la frontière. Les mandats qu'ils envoient au Mexique représentent déjà notre deuxième source de devises.
Frontière poreuse : non seulement produits et main-d'œuvre la franchissent à tout instant, mais aussi des idées, des coutumes, des informations. Frontière culturelle: la culture anglo-américaine influence le Mexique tant au niveau supérieur de ses grands créateurs (cinéma, littérature, musique) qu'au niveau commercial le plus superficiel et le plus détestable. La culture mexicaine influence les Etats-Unis à des niveaux plus profonds : famille, morale, religion, solidarité, cuisine, imagination artistique, langue... Trente millions de personnes parlent l'espagnol aux Etats-Unis. Combien sommes-nous au Mexique à parler l'anglais? Très peu.
Et il ne faut pas oublier que le travailleur mexicain en Californie, en Arizona ou au Texas se retrouve en fait sur une terre qui fut la sienne, jusqu'en 1848, qui fit partie de la république du Mexique et, avant encore, de l'empire espagnol.
Un nouveau soleil, donc, semble naître, après la fin de la guerre froide, à l'horizon du Mexique et du monde. La guerre froide terminée, les Latino-Américains veulent nouer des relations de plus en plus étroites avec le reste du monde.
Il y a cinq cents ans, le Vieux et le Nouveau Monde se sont rencontrés dans ce Mare Nostrum qu'est la mer des Caraïbes, notre Méditerranée. Et, de même que la Méditerranée fut un lieu de rencontre des cultures, dans les Caraïbes, nous avons fondé une civilisation d'ascendance indigène, africaine et européenne, qui parle le français, le néerlandais, l'anglais, l'espagnol, le portugais et de nombreux autres idiomes nés sur les navires d'esclaves et dans les plantations.
A l'avenir, nos relations avec l'Europe auront l'amplitude que les Européens voudront bien leur donner. Nous savons que nous ne sommes pas à la tête de vos priorités. Mais l''Europe ne sera jamais l'Europe sans cette partie du monde qui ressemble le plus à l'Europe : le nouveau monde des Amériques.
Des deux côtés de l'Atlantique, nous sommes responsables d'une certaine idée de l'Europe hors de l'Europe. Nous faisons partie du meilleur que l'Europe a promis au reste du monde. Et nous serions tous aussi coupables si l'Europe permettait une nouvelle fois que l'humanité, la sienne comme la nôtre, se trouve dégradée par des politiques basées sur la peur de l'autre.
Apprenons à vivre avec ceux et celles qui ne sont pas comme toi et moi. Tel sera sans doute le défi le plus sérieux du prochain siècle. Nous serons tous - individus, nations - de plus en plus importants les uns pour les autres. Cependant, nous ne serons efficaces sur le plan international que si nous nous montrons responsables sur le plan national. Il revient à chacun de mettre de l'ordre dans sa propre maison. Jamais dans son histoire...
Le monde change. Jamais l'Amérique latine n'a connu une telle prépondérance de systèmes démocratiques. Mais, même si la démocratie s'affirme dans les scrutins, dans les parlements, dans la liberté d'expression, et dans les contre-pouvoirs qui soumettent le pouvoir exécutif à leur surveillance - toutes choses essentielles et souhaitables -, il lui reste à s'affirmer par la justice sociale, par le bien-être de la société.
Si la démocratie politique reste sans traduction concrète pour l'individu et ses proches, alors la tentation autoritaire - notre plus vieille tradition politique - peut refaire surface, tel un fantôme mensonger qui nous dit: "Moi, l'homme fort, je peux vous donner le bonheur. Ayez confiance en moi." Cela est évidemment faux. Le bonheur, s'il existe, nous ne le trouverons qu'en unissant le meilleur de nous-êmes, le plus précieux de notre accomplissement - notre culture multiséculaire -, à ce qui demeure inachevé : une communauté politiquement démocratique, économiquement productive et juste, socialement parlant.
Le Mexique et l'Amérique latine ont une culture ininterrompue, millénaire, depuis les anciennes civilisations mayas, aztèques et quechua, jusqu'aux manifestations les plus modernes de l'art, de la musique, de la littérature, de l'architecture et de la pensée. C'est une culture résolument tournée vers l'avenir, puisque son origine est migratoire. Elle est placée sous le signe de la rencontre et tire sa force du métissage. Ainsi, nous sommes le miroir du XXIe siècle. Son présage. Nous ne nions pas l'immensité des problèmes, mais la grande culture du Mexique, l'immense énergie de mon pays, répond par la voix de l'imagination, de la diversité raciale, du pluralisme culturel, de la vocation internationale et de la volonté de création.
Voyez dans cette histoire l'ensemble des visages d'un monde inachevé, d'une histoire encore à faire, d'une création qui ne se repose jamais car elle n'a pas encore terminé sa tâche. Voyez dans le Mexique un exemple suprême de la vitalité de l'histoire : le passé est présent. Il n'y aura pas de futur vivant avec un passé mort. N'ayons pas peur des contacts entre les cultures. Isolées, elles meurent; seules les cultures en communication avec d'autres cultures restent en vie. Si nous ne reconnaissons pas notre humanité dans les autres, nous ne la reconnaîtrons jamais en nous-êmes.
Un nouveau soleil se lève; il attend de nous qu'au nom de toutes les cultures, au nom des valeurs, nous préservions la valeur suprême : la continuité de la vie.
Carlos Fuentes
28 octobre 1999