vendredi 15 août 2008

Le bal des célibataires (au Béarn, au Pérou et ailleurs)






Pour VSL. Bon anniversaire avec les Fabulous Troubadors- Pas de pays sans paysans!

Le Béarn.
Le Pérou.

George Balandier, le Don Omar de l'anthropologie politique, nous a bien montré la nécessité, pour comprendre nos propres sociétés, territoires, cultures, d'opérer un "détour". Un détour, vers un ailleurs; trouver un point d'ancrage et de comparaison, indispensable pour essayer, modestement, de saisir un peu ce qui se joue dans nos sociétés.

Le Béarn.
Le Pérou.

Pierre Bourdieu le Béarnais, de retour d'Algérie, vit ainsi quelques aspects de son "païs" avec davantage d'acuité. On est au cœur des années 1960.

"Le célibat est un des drames les plus cruels que la société paysanne ait connus au cours des dernières décennies. Il a contribué, plus qu'aucun autre facteur, l'émigration mise à part, au dépérissement et à la disparition des petites entreprises agricoles qui étaient au fondement de l'ordre rural d'autrefois."

Par un heureux hasard, je me suis retrouvé au Pérou, sur une place de village, ou se donnait un petit bal populaire avec, dépassant de ma poche, cet essai que je commençai à peine: "Le bal des célibataires-crise de la société paysanne en Béarn". La problématique: comment expliquer le célibat des aînés dans une société connue pour son attachement exceptionnel au droit d’aînesse ?

La musique, les casés, les célibataires, les petites souffrances...La fin du bal. La fin d'un monde.
Le parallèle est devenu "amusant". Frappant.

"L'unification du marché des biens économiques et symboliques a fait disparaître les conditions d'existence de valeurs paysannes capables de s'opposer aux valeurs dominantes. Le marché matrimonial constitue pour les paysans l'occasion de découvrir l'effondrement du prix social qui leur est attribué. Son unification a ainsi entraîné la crise de l'institution qui était la clé de voûte de tout le système des stratégies de reproduction, menaçant l'existence même de la « maison ». Le célibat, en laissant de nombreuses terres sans héritier, réalise ce que les seuls effets de la domination économique et de la dégradation relative des revenus agricoles n'ont pu réussir".

Beaucoup de communautés rurales latinoaméricaines sont traversées par des phénomènes à peu près similaires (grosso merdo disons) au Béarn des années 60.
A la différence que, ce qui les attend, aux paysans de là bas, ce n'est pas l'intégration urbaine, graduelle, dans des villes relativement humaines, et relativement prêtes à recevoir les effets de cette énorme transformation. Malgré les drames vécus.
Non.
Pour le campesino latino, c'est l'entassement dans des bidonvilles sans nom, sans accès aux services publics, sans emploi, sans sécurité, sans les rites d'intronisation et de passage qui rythment la vie rurale. Sans droits.
L'anonymat le plus complet. Le campesino, pris dans les tentacules de la mégapole.

Si tu m'aimes bien (chantage affectif à peine dissimulé...), je te demande l'effort suivant: lis moi ce prologue, je te prie.

Bourdieu, décrivant le Béarn des années 1960, décrit involontairement des villages proches de Jujuy, Argentine, de Cochabamba, Bolivie, d'Arequipa, Pérou, en 2008.

"Le bal de la Noël se tient dans l'arrière salle d'un café. Au centre de la piste, brillamment éclairée, une dizaine de couples dansent sur des airs à la mode. Ce sont surtout des "étudiants", élèves des cours complémentaires ou des collèges des villes voisines, pour la plupart originaires du bourg. Et aussi quelques militaires, de jeunes citadins, ouvriers ou employés, portant blue jean et blouson de cuir noir, nu-tête ou coiffés d'un chapeau tyrolien. Parmi les danseuses, plusieurs jeunes filles, venues du fonds des hameaux les plus reculés, que rien ne distingue, ni dans le vêtement ni dans la tenue, des autres natives de Lesquire travaillant à Pau, couturières, bonnes ou vendeuses. Des jeunes filles et des fillettes d'une douzaine d'années dansent entre elles, tandis que les jeunes garçons se poursuivent et se bousculent entre les couples.
Debout, au bord de la piste, formant une masse sombre, un groupe d'hommes plus âgés, qui regardent, sans parler: tous autour de la trentaine, ils portent le béret et un costume sombre, de coupe démodée. Comme happés par la tentation d'entrer dans la danse, ils avancent, resserrant l'espace laissé aux danseurs. Ils sont là, tous les célibataires. Les hommes de leur âge qui sont déjà mariés ne vont plus au bal. Ou, seulement, lors de la grande fête du village, le comice agricole: ce jour-là tout le monde est "sur la place de la promenade" et tout le monde danse, même les "vieux".
Les célibataires, eux, ne dansent pas davantage. Ces soir-là, on les remarque moins: tout le village est là, hommes et femmes, les uns pour boire un coup avec les amis, les autres pour épier, cancaner et faire des conjectures sur les mariages possibles.

Dans les bals comme celui de la Noël ou du Premier de l'An, ils n'ont rien à faire. Ce sont des bals faits "pour les jeunes", c'est à dire ceux qui ne sont pas mariés; ils n'ont plus l'âge, mais ils sont et se savent "inmariables". Ce sont des bals ou on vient pour danser; or ils ne danseront pas. De temps en temps, comme pour dissimuler leur gêne, ils échangent quelques plaisanteries ou chahutent un peu.

Une marche: une jeune fille s'avance vers le coin des célibataires, et appelle l'un d'eux à danser avec elle. Il résiste, gêné et ravi. Il fait un tour, accentuant à dessein sa maladresse et sa lourdeur, un peu comme font les vieux quand ils dansent le jour du comice, et adresse des clins d'œil à ses copains. La danse finie, il va s'asseoir et ne dansera plus. "Celui-là, me dit-on, c'est le fils [Laborde] (un gros propriétaire); la fille qui est venue le chercher est une voisine. Elle lui a fait faire un tour de danse pour lui faire plaisir."

Tout rentre dans l'ordre. Ils resteront là, jusqu'à minuit, parlant à peine, dans la lumière et le bruit du bal, le regard sur des filles inaccessibles. Puis ils iront dans la salle de l'auberge et boiront face à face. Ils chanteront à tue-tête de vieux airs béarnais, prolongeant à perte de voix des accords dissonants, cependant qu'à coté l'orchestre joue twists et cha-cha-cha. Et, par deux ou par trois, ils s'éloigneront lentement, à la fin de la nuit, vers leurs fermes reculées.
"

PIERRE BOURDIEU- La domination symbolique de la domination économique- in Etudes Rurales- prologue de: "Le bal des célibataires", chez POINTS-essai.

Cette photo, pour Loula!

6 commentaires:

Unknown a dit…

hum...la photo c'est place Kennedy - Miraflores - Lima (Pérou)...un samedi ou dimanche soir....

Anonyme a dit…

Merci, Patxi! Et Bourdieu comme tjrs a visé juste. Cela me rappelle la seule danse à laquelle j'ai assisté dans mon patelin, il y a deux mois.
Loula

Patxi a dit…

bien vu Mr guillaume.
c'est pas la photo du bal rural dont je parle.j'ai pas mieux dans mes photos.
c'est surtout pour informer loula de ma lecrture du moment, que jai comencé au Pérou.

M a dit…

On ne peut pas tout connaître, il ne me reste plus qu'à découvrir Bourdieu "l'énervant"

Nathalie Vuillemin a dit…

Et puisqu'on est chez les Bourdieu, sur le même thème, il faut voir "Vert Paradis" d'Emmanuel Bourdieu.
http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=50334.html

Patxi a dit…

je connaissais pas de Bourdieu là, cimer.