jeudi 8 février 2007

Colombie, la guerre invisible


Une oeuvre explicite de BOTERO.

De l’avis des historiens les plus avisés de la région, de tous les pays d’Amérique latine, la Colombie est traditionnellement le moins finement étudié, et peut-être, par la même, le moins compris. Son conflit armé, qui dure depuis près de six décennies, aux ramifications et aux conséquences humanitaires complexes, souffre tout particulièrement d’une méconnaissance généralisée, voire d’une certaine forme de ‘lassitude’ et de désintérêt.

Pire, pendant plusieurs décennies, le conflit a pu passer relativement inaperçu de la population locale urbaine comme du visiteur étranger qui avait tendance à trouver le pays "normal" et le peuple colombien "joyeux" et plutot "trés accueillant" (au passage, seuls les mexicains et equatoriens peuvant en effet entrer en concurrence avec l'art de l'accueil colombien, à mon humble avis).

Les conséquences du prolongement du conflit sont multiples :
• une complexification du conflit même avec la multiplication des parties engagées,
• une nette dilution du discours politique, voire une perte d’idéologie de certains acteurs du conflit,
• un affaiblissement étatique et politique généralisé, malgré le discours de fermeté et la symbolique politique employée par Uribe,
• une fragilisation économique avec l’enclavement de certaines régions
• le développement croissant et solide de l'économie illicite (narcotrafic, mais aussi trafics internationaux d’armes, d’essence, traite d’êtres humains), avec une expansion constante et dynamique vers les pays frontaliers
• la prise en otage de la population civile et une crise humanitaire de plus en plus profonde et complexe (plus tard on prendra les chiffres du conflit, ne serait ce que les 3 millions de deplacés internes par la guerre, et vous serez surpris)
• les effectifs des deux groupes principaux se sont démultipliés: les FARC (plus ancienne guerrilla en activité; narco-marxiste- mais ou est l'opium du peuple?); et les AUC (narco-paramilitaires d'extrême droite- se distinguent par leurs massacres à la tronçonneuse, entre autres talents, en toute impunité)- , en même temps que la lutte pour l’expansion et la domination territoriale s’est intensifiée. Les démobilisations des AUC ayant des effets relatifs en terme de déplacements forcées (réarmements)
• Une certaine acclimatation à la barbarie (massacres, tortures, viols) et une usure de l’opinion : tous les groupes irréguliers colombiens employant systématiquement la violence arbitraire et sélective pour parvenir à leurs fins: contrôler le territoire et ses ressources économiques

C’est dire si cette étrange cohabitation entre le pays institutionnel, à l’arsenal juridique parmi les plus sophistiqués de la région, aux institutions démocratiques en apparence stables, à la bourgeoisie toujours aussi triomphante et sûre d'elle et de son bon droit, et le ‘pays réel’, marqué par de fortes inégalités, par la « violence généralisée » et une absence totale d’Etat de droit dans de nombreux pans du territoire national, est ancienne.



Ce complexe écheveau colombien (que les experts les plus aguerris dénominent "ce putaing de bordel à la con de conflit interminable de merde"), ne cesse de surprendre et d'interpeller par ses paradoxes et ses réalités très contradictoires. La Colombie n’est alors que trop souvent perçue à travers le seul prisme généralisateur de la drogue, de la violence et de la corruption, telles des ‘fatalités’ qui seraient ‘propres à la nature même’ des habitants de ce pays (stéréotype malheureusement toujours bien vivace dans la région).

La nature profondément hétérogène de ce conflit sans fin qui ravage le second pays hispanophone du monde, ses origines et ses conséquences, retiennent moins l’attention. Trop long. Jamais le bon format. Pas le temps. On a jamais le temps de s'attacher à essayer de comprendre des trucs aussi compliqués. Alors on fait des chansons avec de la jungle, un prénom sur des banderoles, on mobilise une frange post-kitsh du show bizz, on fait même des interviews pour parler de l'otage, et un peu des autres par courtoisie.


Cet autre Colombie, qui sombre dans la dérégulation, la violence, les violations massives des droits humains les plus fondamentaux, elle mérite la peine qu'on s'y attarde un peu plus.

Car le déni persiste. Vous parlez à n'importe quel urbain un peu anesthésié de Cali, Medellin, Bogota, il vous dira que tout va bien. Et les autres peuples "hermanos" bolivariens, les "voisins", les camarades, ils n'en ont, au fond, rien à foutre. On les gave depuis le plus tendre des âges de télé novelas mexicaines, brésiliennes ou vénézueliennes, de faux évènements anecdotiques, de faits divers crapuleux, alors les infos sur le conflit colombien qui fait chier la région depuis les années 40, pensez bien... On connait davantage les frasques de Jorge Martinez, de Sin tetas no hay paraiso (telenovela à la mode), que les massacres Jorge 40, le terrible commandant paraco.

Faut dire, Bogota, c'est assez clean, colonial, propret, désormais, plutot bien sécurisé, "tout vit bien". Dans les queues des temples de consommation, on cause. "Tiens, chéri, j'irai bien me faire mettre quelques implants de nichon a Medellin. Oui, mais avant, passons donc au Mega Mall commercial pour recuperer nos billets de concerts, carino, et puis à l'agence de voyages pour s'offrir cette semaine de shopping a Miami.
Oh Miguel tu dechires. Youppie!'"

On va parler du reste aussi.
Corto en parle souvent, avec un talent certain. Comme il parle de ce qui respire et palpite, aussi.

Je finis cette introduction avec cet extrait du rapport de ECHO, l'agence humanitaire de l'Union Europeenne, dont le travail est malheureusement totalement ignoré des opinions européennes. Limpide.
Colombie, la guerre invisible.


Le nombre de personnes déplacées reste très élevé: depuis 1985, plus de 3 millions de Colombiens ont été déplacés, soit une des proportions les plus élevées du monde. Le phénomène moins visible des communautés assiégées ou bloquées dans le cadre de la stratégie de guerre des groupes armés est aussi de plus en plus préoccupant. Le conflit continue en outre de déclencher des déplacements de populations vers les pays voisins, en particulier vers l’Équateur et le Venezuela: on estime que plus de 250 000 Colombiens dont la situation est qualifiée de préoccupante par le HCR vivent en Équateur et 200 000 au Venezuela.
Les principales zones urbaines (à l’exception des banlieues pauvres et marginalisées) et les routes principales ont pu être quelque peu sécurisées ces dernières années, mais le conflit se poursuit dans la plupart des zones rurales et s’est indubitablement intensifié dans le sud, entraînant de nouveaux besoins.
La démobilisation tant annoncée des groupes paramilitaires est en cours, mais jusqu’ici, sur le plan humanitaire, elle a tendance à créer notamment davantage d’insécurité et de déplacements. Les exactions commises par les groupes armés incluent le recrutement d’enfants: plus de 14 000 enfants selon les estimations, dès l’âge de 12 ans (…)
Chaque nouvelle tentative par un groupe de gagner le contrôle d’un territoire, d’une ville, d’une route ou d’un cours d’eau fait courir le risque de déplacements ou de persécutions de civils.
Au cours des 6 dernières années, 2 108 000 nouvelles personnes ont été ainsi déplacées, soit le nombre le plus élevé dans le monde en dehors de l’Afrique. Beaucoup de Colombiens ont décidé de quitter leur pays et, à ce jour, 10 % de la population vit à l’étranger – soit plus de 4 millions de personnes au total. Ces dernières années, le déplacement de réfugiés vers les pays voisins, l’Équateur, le Venezuela et le Panama, n’a cessé d’augmenter. ‘


COMMISSION EUROPÉENNE - DIRECTION GÉNÉRALE POUR L’AIDE HUMANITAIRE – ECHO
Aide humanitaire pour les victimes des conflits et les réfugiés en COLOMBIE ET DANS LES PAYS VOISINS - PLAN GLOBAL 2006 - Comité d’aide humanitaire
Février 2006

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Un petit truc ...l'étude du conflit est superficielle à l'étranger, en Colombie, la chose est étudiée en long, large et travers. Sauf erreur je crois que c'est même les colombien qui ont inventé le titre de "violentologue" .. et le pays en compterait une vingtaine.
Ensuite il est vrai qu'a l'extérieur on l'étudie très peu. Mais c'était aussi une volonté colombienne de ne pas "l'exporter", principalement pendant la guerre froide.
Les différent gouvernement ont beaucoup fait pour que le sujet ne soit pas trop abordé par l'extérieur. Samper et surtout Pastrana sont les premier a cherché"l'internationalisation du conflit"..
Pour moi Uribe un double discours, qui donne le résultat que tu mentionne: la force de l'Etat contre la guérrilla, mais la perméabilité de du même Etat à la mafia des para..
Quant à Bogotá, la mairie a quand même démontré qu'on pouvait gouverner social sans sacrifier la sécurité... et je crois que personne ne nie que la vie a vraiment changer depuis 10 ans ...
Même si, bien sûr, il reste encore mille problèmes et que le conflit est loin de se terminer...

Ps: l'identification à corto est plutôt sympa, mais elle serait prétentieuse de ma part... je le recherche =)

Anonyme a dit…

Ok je vous appelerai monsieur Tonio.
Bogota va bien mieux et c'est tant mieux pour tout le monde. Pareils pour les autres centres urbains.
Mais le conflit se metamorphose, il ne se reduit pas en effet.
Les capitales et ses residents ont toujours tendance a analyser des phenomenes avec leurs oeilleres d'habitants 'informes' des centres de decision. Oubliant le monde rural et les peripheries urbaines, ou vivent et survivent une forte partie de la population nationale.ou d'autres types d information existe..ce qui s y passe vraiment, sans couverture mediatique.
c est la ou la guerre est feroce.les correspondants de presse etrangers qui sortent par de bogota me font marrer a presenter un pays en voie de normalisation...

le nombre d'accrochages par exemple entre l armee et les FARC est completement passe sous silence.les services d intelligence etrangers les considerent comme quotidien.le gouvernement et la presse en evoquent un par quinzaine!
Las aguilas negras, le nouveau groupe parco, sont deja 5000.Autant que l'ELN!
Quel pouvoir de nuisance, pour dire le moins...
Mais a Bogota aussi il y a des quartiers avec des milliers de deplaces invisibles...22 000 deplaces par la violence, entasses dans des conditions hallucinates a Caracoli, se surajoutant aux populations 'fixees'...La revista semana fait de superbes reportages sur la question.allez donc jeter un coup d oeil...
http://www.semana.com/wf_InfoSeccion.aspx?IdSec=25

Je ne suis pas apocalyptique.je constate que le conflit est minimise..quant aux paracos, qui ont massacre des dizaines de milliers de civils sans defense, ont toujours soutenu uribe, depuis qu il dominait les affaires d'Antioquia.
la difference, c est que ca sort dans les mass medias en ce moment.et c est tant mieux..

Anonyme a dit…

Je ne dis pas le contraire... simplement si le journaliste étranger ne s'intéresse pas aux conflit tel qu'il est c'est une chose, mais l'académique colombien lui l'étudie. Le dernier livre publier par l'université de l'Externado et écrit par Camilo Echandía décrit très bien les confrontations FARC-Armée-paraco-ELN etc ...
Ce que je voulais signaler était plus cette différence entre la l'incompréhension de la situation à l'extérieur et le fait qu'a l'intérieur elle est passablement analysée.
Les journaliste ont une part de responsabilité, mais Marie Delcas (de son pseudo), la correspondante du Monde à Bogotá ne peut pas publier quelque chose si dans son article n'apparaît pas les mots Ingrid Betancour ...

Mais sur le fond on est bien d'accord, Monsieur Patxi.